Le ballet des coiffeurs de neige et autres joyeusetés observées depuis les trottoirs de la rue Beaubien
C’est toujours curieux – et même un peu angoissant – de constater le retour de la routine. Chasser le train-train, il revient inlassablement au triple galop. Notre situation d’immigrants de fraîche date ne change pas grand chose à l’équation: « la job », le rythme scolaire des enfants, les déplacements sont autant de rituels qui grignotent notre part d’extraordinaire, ce jardin d’exubérance si difficile à cultiver.
J’aime bien me dire que l’ordinaire peut aussi avoir un je ne sais quoi d’extraordinaire. Ma charcutière par exemple. Elle pourrait se contenter de me vendre du jambon et de la viande des Grisons et n’être qu’un être anodin, personnage parmi d’autres personnages dans l’écoulement parcimonieux de mon quotidien. Bonjour Madame, dix tranches de jambon cru s’il vous plaît, quatre dollars trente, et voilà, au revoir Madame. Ici ou en France, même affaire.
La charcutière de haut vol
En fait non, rien de tout ça. J’ai appris l’autre soir que ma charcutière avait été, dans une vie antérieure, voltigeuse « des airs ». Il ne s’agissait pas d’une confidence lancée par dessus le comptoir au moment de me rendre mon change. Il se trouve que ce jour-là, elle avait mal au cou et le simple fait d’actionner le bras de la découpeuse à jambon semblait lui être douloureux. Je lui ai alors suggéré une bonne séance d’ostéopathie (quelle hardiesse !). Elle m’a répondu que le rendez-vous était déjà pris. C’est à partir de là que tout s’est enchaîné. Son ostéopathe qu’elle connaît depuis quinze ans, rapport à son ancien métier de voltigeuse, sa fille, née par césarienne, qu’elle a également amené chez l’ostéo après sa naissance. Faire revivre au bébé le passage du bassin, technique étrange, douloureuse pour l’observateur, que ma fille a elle aussi éprouvée. Bref, j’ai papoté/jazzé comme ça un moment avec ma charcutière de haut vol avant de reprendre le cours tout banal de mon existence.
La camelote et les mineurs chiliens
En ressortant sur le trottoir de la rue Beaubien, j’ai repensé à une autre discussion originale que j’avais eue il y a quelques mois devant la fameuse SAQ, la Société des alcools du Québec, avec un autre personnage qui, lui aussi, sort de l’ordinaire. Il s’agit de la vendeuse de « L’Itinéraire », le journal des itinérants de Montréal. Les vendeurs sont appelés des « camelots », mais en l’occurrence ma vendeuse n’avait rien d’une camelote. Clouée dans un fauteuil électrique, emmitouflée dans des épaisseurs de vêtements incroyables, elle vend l’Itinéraire devant la SAQ, bien garée sur le trottoir face à l’entrée du magasin.
Ce jour-là, c’était en décembre, il neigeait gros comme le poing. Je m’en souviens parce que j’observais la neige s’accumuler sur son bonnet à une vitesse impressionnante et je me disais qu’il ne faudrait pas longtemps avant qu’elle ne disparaisse sous un monticule de neige. Et elle était là, à vendre son journal dans son fauteuil roulant. Je l’ai saluée, ai payé mon Itinéraire et nous avons commencé à parler. Surtout elle. Elle m’a raconté du début à la fin l’histoire des mineurs chiliens dont elle avait suivi les aventures à la télé des semaines durant. L’angoisse des familles, les conditions de vie sous terre, la peur de voir échouer les tentatives de sauvetage, l’odeur de la mort aussi. Ce qui l’a le plus marqué, m’a-t-elle dit, c’est de voir l’épouse et la maîtresse d’un des mineurs tomber dans les bras l’une de l’autre au moment où celui-ci est sorti des entrailles de la terre.
A un moment donné, j’ai eu envie de lui dire qu’il ne fallait pas qu’elle reste là trop longtemps, qu’il commençait à faire froid et à neiger vraiment vraiment fort. Mais, je pense qu’elle ne m’aurait pas entendu. Et puis un nouveau client est arrivé pour acheter son journal. Je me suis éclipsé. Elle, elle a sans doute repris son histoire depuis le début.
La brigadière qui bougonnait
La rue Beaubien, c’est celle que j’emprunte pour faire le trajet maison-métro, j’en ai déjà causé. Avant qu’on ne s’installe à Montréal, tout le monde nous avait dit: trouvez un logement qui se situe à dix minutes maximum d’une station de métro, sans ça en hiver, vous vivrez l’enfer. Enfin, façon de parler. Point d’enfer jusqu’ici malgré un bon gros quart d’heure de marche (si aucun bus ne passe) pour rejoindre, dans un sens, le métro, dans l’autre, le duplex.
Au croisement Chabot-Beaubien, aux heures d’école, il y a la brigadière. C’est la dame qui fait traverser les enfants. Des brigadiers, il y en a à chaque croisement aux abords des établissements scolaires. Généralement, ce sont des retraitées. Elles arborent un magnifique gilet jaune fluo et un petit panneau « stop » qu’elles lèvent au-dessus de leur tête à l’attention des automobilistes. Leur présence est hyper « sécuritaire », comme disent les nord-américains. Bref, la brigadière de mes enfants est, elle aussi, un petit moment de bonheur. Elle a un accent québécois à couper au couteau, auquel s’ajoute une manière de parler qui tient plus du bougonnement que d’une élocution ordinaire.
En temps normal, j’ai déjà du mal à engager la conversation par crainte de ne pas comprendre. Sachant que nous ne disposons que d’un temps restreint, équivalent en fait à la durée du feu vert sur la rue Beaubien. Généralement, nos échanges portent sur le temps qu’il fait et surtout sur le temps qu’il va faire. « brgbfrg soleil brgbrg neige bgrebfr froid »… Mais depuis qu’il fait froid justement et qu’elle a masqué le bas de son visage derrière un cache-cou, nous avons arrêté de causer. Nous avons compris que cela ne servait plus à rien de persister. Depuis, on se fait des signes. Du genre: bras croisés avec une main sur chaque épaule, un peu recroquevillé pour signifier qu’il fait froid. On y ajoute un tremblement pour dire qu’il fait vraiment froid. On gonfle le torse en faisant mine de respirer un grand bol d’air quand on trouve la journée radieuse. Etc. etc.
Les « pépines » qui slaloment
Il y a un autre phénomène montréalais qui, vécu pour la première fois, est un peu magique. C’est le moment du déneigement. A Montréal, il y a 6500 km de rues. Pendant quatre parfois cinq mois, les services de la ville déneigent et c’est assez incroyable à voir. C’est une chorégraphie extrêmement étudiée, répétée des dizaines, des centaines, des milliers de fois chaque hiver. Dans le genre rituel, on ne fait pas mieux.
Tout commence par la fixation de petits écriteaux orange fluorescent sur les panneaux de stationnement. Ces écriteaux indiquent quel côté de la rue sera déneigé et à quel moment de la journée. Le propriétaire d’un véhicule sait qu’il vaut mieux ne pas oublier de le déplacer sous peine de devoir aller le récupérer à la fourrière. Suit, le jour j, le passage d’un pickup de chantier qui joue du klaxon pour les derniers retardataires. Après quoi, les voitures qui n’ont pas bougé sont prestement dégagées pour faire place aux artistes.
C’est alors une formidable farandole de tractopelles qui se met en branle. Certains rabattent la neige au milieu de la chaussée. Les niveleuses tirent ensuite des rails de poudreuse absolument rectilignes que n’aurait pas renié Tony Montana, rails qui seront ensuite avalés par la « souffleuse » avant d’être recrachés dans d’immenses camion-bennes. Sur les trottoirs, les coiffeurs de neige s’ébrouent. Les mini-« pépines », comme ils disent ici, slaloment avec une dextérité incroyable entre tous les obstacles qui encombrent habituellement un trottoir: arbres, abribus, poubelles, boites-aux-lettres… Sur leur passage, la neige est repoussée sur la route, chassée. Les petits véhicules tondent les accotements comme mon coiffeur me dégagerait la nuque ou le pourtour de l’oreille. C’en est bluffant. En moins d’une heure, ils ont déneigé un versant de block et s’en vont voir ailleurs si la neige est plus blanche.
Quant à moi, je poursuis mon chemin sur les trottoirs de la rue Beaubien…
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superbe! on en redemande un peu plus fréquemment… J’ai aussi pour toi une photo de la brigadière de dos, Achille et Louise souriants devant…