La polémique autour du recensement canadien
La polémique autour de l’abandon du questionnaire long obligatoire du recensement canadien, annoncé au début de l’été par le premier ministre conservateur Stephen Harper, ne cesse de rebondir. Les enjeux que recouvre cette décision ne sont pas évidents à appréhender. Pourtant, ils témoignent de la singularité du fédéralisme canadien: un assemblage d’identités multiples, minoritaires, qui, pour exister, n’auraient d’autre choix que d’être recensées.
En 2011, pour la première fois depuis trente-cinq ans au Canada, répondre à un des formulaires pour le recensement de Statistique Canada ne sera pas obligatoire, mais se fera sur le principe du volontariat. Ainsi en a décidé le premier ministre canadien en juin dernier. Le document que devront désormais remplir sera moins détaillé que le précédent. Ce choix fait notamment suite aux doléances déposées par certains citoyens canadiens qui estimaient que le questionnaire détaillé comportait une dimension trop personnelle.
Paradoxalement, cette immiscion dans la vie privée n’était pas totalement dénuée de fondement et les informations récoltées au cours du recensement, comme le rappelait Carole Baulieu, la rédactrice en chef du magasine l’Actualité, sont « l’étalon qui permet à des centaines d’organismes publics et d’entreprises d’assurer la représentativité de leurs propres sondages ».
Mais, plus important encore, bon nombre de Canadiens, assure la journaliste, « ont compris que les services sur lesquels ils comptent – parcs, écoles, traduction française, construction de logements, etc. – sont planifiés par des villes, provinces, entreprises qui ont besoin de données fiables pour adapter ces services aux besoins ». Le gouvernement fédéral distribue les enveloppes budgétaires en fonction de ces besoins essentiels.
Les provinces se rebiffent
La fédération des communautés francophones et acadienne a réagi avec vigueur face à la mesure annoncée. Sa présidente, Marie-France Kenny, a ainsi dénoncé une décision qui privera de nombreuses provinces « de données sur lesquelles ils se basent pour planifier et développer toute une variété de politiques, de programmes et de services touchant l’ensemble de leurs citoyens et citoyennes ».
Et plus spécifiquement à propos du français:
« En l’absence de données fiables et représentatives qui permettent de définir les programmes et les services à l’intention des francophones, la conséquence risque fort d’être un recul de la vitalité du français dans votre province et partout au pays ».
D’autres gouvernements provinciaux et territoriaux ont emboité le pas au Québec: Manitoba, l’Île-du-Prince-Edouard, le Yukon et l’Ontario. Pas question d’abandonner ces outils statistiques essentiels. Un site a même été créé pour s’élever contre la mesure Harper et pour appeler au boycott du recensement 2011 tel que souhaité par les conservateurs.
« Si seulement quelques personnes signent nous apporterons alors de la lumière dans l’obscurité des politiques du gouvernement actuel. Si plusieurs personnes signent et boycottent le recensement 2011, le gouvernement de monsieur Harper ne pourra pas prétendre que les statistiques sont crédibles », assurent ses promoteurs.
Le recensement version courte vs version longue… comme un bon film de Francis Ford Coppola.
Et les atteintes à la vie privée ?
Parmi les arguments avancés par le gouvernement Harper, il y a donc cette crainte de devoir fournir des informations jugées trop personnelles. C’est tout l’enjeu notamment des fameuses statistiques dites « ethniques », qui font tant débat en France et qui ont également trouvé leurs détracteurs aux Etats-Unis.
Concernant le prétendu caractère intrusif du questionnaire, Radio-Canada a rappelé quelques données chiffrées qui ne laissent pas entrevoir un refus massif pour ce type de recensement détaillé:
« Au cours des 10 dernières années, la commissaire fédérale à la vie privée n’a reçu que trois plaintes au sujet du processus de recensement, contre 42 pour les 10 années précédentes. Selon les données recueillies par son bureau, sur les 748 plaintes formulées à l’égard des institutions fédérales en 2008-2009, une seule concernant la vie privée visait Statistique Canada. »
Ce qui ne plaide pas tout à fait en faveur du gouvernement Harper. Le recensement long obligatoire est-il pour autant sans risque pour la vie privée ? Par le passé, certains citoyens ont préféré répondre « «Jedi» (Star Wars) comme religion ou «Humain» comme origine ethnique », souligne Pierrot Péladeau (dans une tribune parue fin juillet dans Le Devoir), mais point de « désobéissance civile » massive en vue de la part de citoyens canadiens au moment de remplir leurs questionnaires, précise encore le chercheur en évaluation sociale de systèmes d’information.
Harper pas prêt à faire machine arrière
Je trouve également intéressante son analyse à propos de « l’accusation selon laquelle les conservateurs ne veulent plus recueillir des informations susceptibles de contredire leurs politiques ». Selon lui, elle « colle mal »:
« Premièrement, il s’agirait d’un jeu dangereux: les résultats biaisés d’un recensement bâclé pourraient les desservir. Deuxièmement, cette explication cadre mal avec une augmentation de 50 % du nombre de questionnaires longs (de 3 à 4,5 millions de ménages au coût additionnel de 30 millions de dollars) et une campagne de publicité incitative.
« Troisièmement, les pointilleuses pratiques de révision des programmes de ce gouvernement et, surtout, les stratégies de politique de division de l’électorat (wedge politics) du Parti conservateur requièrent des statistiques de références fiables. »
Reste qu’en 2011, et jusqu’à preuve du contraire, les Canadiens devront donc se plier aux nouvelles règles édictées par les conservateurs, très critiqués sur ce dossier mais qui ne semblent pas vouloir revenir en arrière. Le document « Enquête nationale auprès des ménages » devraient donc toujours comporter des questions sur l’origine ethnique, le revenu et l’éducation des résidents canadiens, tout en étant moins détaillé que le précédent.
Tout juste les conservateurs ont-ils cédé la semaine dernière un peu de terrain en acceptant d’ajouter une série de questions sur la langue parlée au domicile:
- Cette personne connaît-elle assez bien le français ou l’anglais pour soutenir une conversation ?
- Quelle langue cette personne parle-t-elle le plus souvent à la maison ?
- Cette personne parle-t-elle régulièrement d’autres langues à la maison ?
Pas sûr que la concession suffise à apaiser les minorités…
Très intéressant ce regard outre atlantique. J’ai souvenir de discussions autour de la base élève, etc…