« Personne ne veut devenir esclave »
En novembre dernier, le gouvernement canadien a mis en place une réforme du Programme des aides familiaux qui introduit en particulier la fin de l’obligation pour une travailleuse d’habiter chez son employeur; une situation dénoncée depuis de nombreuses années par les employées pour les abus qu’elle entraîne. Mais ce volet de la réforme ne masque pas une importante restriction de l’accès à la résidence permanente pour les travailleuses et leurs familles, ce que déplorent les femmes de Pinay, une organisation de travailleuses philippines dédiée à la défense et à l’amélioration des droits des femmes migrantes, en particulier les aides familiales. Nous les avons rencontrées au Centre des travailleurs et travailleuses immigrants de Montréal, rue Van Horne. Elles nous ont raconté leurs combats, leurs parcours et leurs espoirs.
Autour de la table, il y a Evelyn, Jevolyn et Agnès. Delia nous rejoindra un peu plus tard. Toutes les quatre sont Philippines et sont arrivées au Canada à des époques différentes. Evelyn, la plus ancienne, est installée au Québec depuis le milieu des années 1970. Assise à sa droite, Jovelyn, 33 ans, la plus jeune, est arrivée au Québec en 2011. Agnès en 2009 et Delia en 2004. Depuis 40 ans, le Canada a connu plusieurs vagues d’immigration philippine. Salariées de l’industrie textile, travailleuses de la santé, travailleuses domestiques… Au fil du temps, les ressortissant·e·s philippin·e·s se sont adapté·e·s aux exigences des provinces canadiennes, à la réalité du marché du travail, avec toujours en tête l’espoir d’obtenir la résidence permanente. Puis la citoyenneté.
Dans les années 1970 et jusqu’à la fin des années 1980, le Canada accueillait de nombreux migrant·e·s en provenance des Philippines. Evelyn en faisait partie. Arrivée seule au Québec, elle n’a été rejointe que huit mois plus tard par son mari et leur premier enfant, alors âgé de deux ans et demi. Elle se souvient en particulier de cet agent d’immigration qui lui a expliqué qu’elle allait devoir passer un test de français après une année au Québec. «Rien ne pouvait me décourager, pas même l’apprentissage d’une langue, témoigne-t-elle. Je cherchais un meilleur travail, un meilleur salaire pour soutenir ma famille, alors j’ai répondu: oui, bien sûr, j’apprendrai le français. En fait, explique-t-elle en riant, je ne savais pas vraiment ce qui m’attendait.» Le moment du regroupement familial a été difficile, reconnaît Evelyn. La séparation a bouleversé la relation avec son mari : « Il a remarqué que j’avais changé, que mes idées avaient évolué et que j’étais plus indépendante. Il n’a pas aimé cela. Pour moi, c’était très important d’être une femme indépendante.»
Trajectoires migratoires
Quarante ans plus tard, la trajectoire de migration des femmes philippines prend encore trop souvent l’apparence d’un chemin de croix. Certaines ont transité par plusieurs pays avant d’arriver au Canada, parfois dans des conditions très difficiles. Agnès a travaillé pendant deux ans à Hong Kong en tant qu’aide domestique avant de postuler pour un emploi au Québec où elle est arrivée en 2009. «Aux Philippines, j’avais un bon emploi, raconte-t-elle. Je travaillais pour une municipalité. Mon mari était également dans l’administration. Malgré cela, nous ne pouvions pas offrir un avenir à nos enfants, leur permettre d’étudier dans de bonnes conditions. » Comme des milliers de femmes philippines chaque année, Agnès a donc fait le choix d’émigrer pour tenter d’améliorer le sort des siens.
« Nous avons sacrifié beaucoup de choses en quittant notre pays, résume Delia, et nous ne sommes pas parties pour devenir esclaves. Personne ne veut devenir esclave. » Pourtant, depuis sa création il y a une vingtaine d’années, le groupe Pinay a recensé au Canada des dizaines et dizaines de cas d’employeurs qui ont abusé de la vulnérabilité des aides familiales à leur service. Pressions psychologiques, heures supplémentaires jamais rémunérées, violences physiques parfois. Sans oublier cette obligation pour la salariée de résider chez l’employeur pendant deux ans. Pour obtenir un permis « ouvert » et avoir le droit de changer de patron, Agnès n’a pas eu d’autre choix. Nettoyer, préparer à manger, s’occuper des enfants, nettoyer encore, ranger, de l’aube jusqu’à 10 ou 11 heures du soir, tel était son quotidien.
Une double peine
Des conditions de travail et un isolement devenus insupportables à Delia. «Vous pouvez avoir des rapports avec l’extérieur, mais c’est tellement compliqué. Vous devez finir votre travail parce que, lorsque l’employeur revient, il pose beaucoup de questions. ‘‘Est-ce que tout a été fait comme j’avais demandé ? ’’ Vous vous sentez tellement mal à l’aise de devoir répondre : ‘‘ non, je n’ai pas fini ça ’’. Par peur de perdre notre travail, on ne peut pas se permettre de prendre du temps pour soi.»
Le soir, les femmes rejoignent leur chambre et se retrouvent seules et épuisées, explique Evelyn: «On vous dit que vous faites partie de la famille, mais ce n’est pas vrai. Vous êtes différente, vous êtes une employée. En travaillant au contact d’autres salariés, dans une entreprise par exemple, vous communiquez, socialisez, obtenez des informations. Vous apprenez plus vite et vous vous intégrez plus vite. Mais lorsque vous êtes isolée, vous vous sentez simplement ignorante et impuissante.»
Dans le cas de Delia, les conditions de travail étaient telles qu’elle a décidé de porter plainte. Mais là encore, les femmes immigrantes se retrouvent en situation de vulnérabilité face à l’employeur. «Comment prouver ce qui se passe dans la maison, interroge Delia. La justice demande des témoignages. Qui va témoigner des abus que j’ai subis de la part de l’employeur, qui sera le témoin au sein de sa propre famille? Personne. C’est impensable.» Après être partie, malgré toutes ses craintes, Delia a eu besoin d’une attestation de travail pour trouver un nouvel emploi. Mais qu’attendre d’un employeur avec lequel vous avez été en conflit? Qu’espérer d’une personne qui, au fond, pense que vous n’appartenez pas à la même humanité? «Nous sommes les victimes et nous sommes doublement pénalisées», estime Delia. «C’est toujours la même histoire, prolonge Evelyn. Violence, viol… dès qu’une femme est abusée, et elles sont nombreuses dans le monde, c’est toujours à elle de se justifier et de prouver ce qu’elle avance.»
La carotte et le bâton
Migrante Québec, une alliance d’organisations provenant de la communauté philippine dont fait partie Pinay, réclamait depuis longtemps «que les aides familiales aient droit à un permis de travail ‘‘ouvert’’, c’est-à-dire que l’occupation soit spécifique, mais que l’employeur ne le soit pas.» Un début de réponse a été apporté par la réforme du Programme des aides familiaux (anciennement Programme des aides familiaux résidants – PAFR) annoncée fin 2014 parle gouvernement du Canada.
Il y est désormais stipulé que «si l’employeur et l’aide familiale en conviennent, l’aide familiale pourra résider chez son employeur». À l’inverse, elle pourra également choisir de ne pas habiter sur son lieu de travail. Mais, l’introduction de cette alternative pour la travailleuse n’est qu’un mirage selon Jill Hanley, professeure à l’École de travail social de l’université McGill et cofondatrice du Centre des travailleurs et travailleuses immigrants. D’abord parce que l’obtention d’un permis «ouvert» pour toutes les travailleuses qui sont déjà en poste reste conditionnée au temps de travail effectué chez un seul employeur. Ensuite parce que, selon Mme Hanley, «la possibilité de la résidence permanente – auparavant la carotte qui faisait accepter le bâton des conditions sous le PAFR – est encore plus restreinte par la nouvelle réforme, le gouvernement ayant établi un plafond de 2 750 résidentes permanentes par année en garde d’enfants (acceptées après 3 900 heures de services) et 2 750 pour celles qui ont offert des services aux adultes avec des besoins médicaux.» C’est donc 5 500 résidences permanentes qui seront accordées cette année. L’Association of Nanny and Caregiver Agencies estimait récemment que le gouvernement avait «silencieusement fait baisser le nombre de demandes pour des aides familiaux en rendant la tâche plus difficile aux familles souhaitant engager un aide familial.»
Autrement dit : la porte se referme. «C’est une tendance globale qui s’applique à la mobilité de l’ensemble des travailleurs migrants, analyse Evelyn. Les gouvernements ne veulent plus de permanents. Tout le monde est travailleur temporaire maintenant. Même aux Philippines, ce sont des jobs contractualisés tous les six mois. Alors, que peut-on vraiment attendre du Canada?»
Quel paradis ?
Depuis 2006, les femmes philippines ont également lancé une campagne pour demander à ce que l’ensemble des travailleuses domestiques bénéficie de la protection offerte par le régime de santé et de sécurité du travail, via la CSST. Mais il n’y a rien à faire. «Même si un employeur acceptait de couvrir son employée, la CSST n’accepterait pas», explique Evelyn. C’est la définition juridique du travail domestique qui devra être changée pour permettre aux femmes de recevoir des indemnités en cas de maladie ou d’accident. Un projet de loi avait été déposé en ce sens en 2012 par le gouvernement Charest. Il n’est pas ressorti des cartons depuis.
«Aux Philippines, on nous vend le Canada comme si c’était le paradis, dit Jovelyn dans un sourire. À l’école, dans les médias… il y a toute une propagande. Mais, ils ne parlent jamais des difficultés qui vous attendent.» Cinq cents femmes quittent les Philippines chaque jour, avance Evelyn. L’un des objectifs de Pinay est précisément de participer à renforcer l’autosuffisance économique des Philippines afin de freiner l’émigration: «Cela ne signifie pas qu’il ne faut plus émigrer, bien sûr vous pouvez le faire, mais émigrer devrait être un choix et non une nécessité.»
> Cet article est extrait du dossier « Migrations mouvementées » paru dans la revue À Bâbord!, n°58, février-mars 2015.